Le rapport sur l’ouverture des données de transport a été remis à Alain Vidalies, secrétaire d’État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, en mars 2015. Rencontre avec Francis Jutand, membre du Conseil national du numérique et directeur scientifique de l’Institut Mines Télécom, qui a présidé les travaux et Henri Verdier, directeur de la mission Etalab du SGMAP, en charge de leur coordination.
QUE RECOUVRENT LES DONNÉES DE TRANSPORT ET QUELS SONT LES ENJEUX DE LEUR OUVERTURE ?
Francis Jutand : Les données de transport sont l’ensemble des données fournies par les opérateurs de transport qui vont permettre, par exemple, de réaliser des services d’information, d’assistance, de soutien aux voyageurs, mais aussi aux entreprises de secteurs utilisant le transport comme la logistique, le tourisme, la ville intelligente, la gestion de crise, etc.
Notons que de nombreuses données commerciales ou personnelles détenues par les opérateurs de transport ne seront pas mises en open data. Elles pourraient en revanche être utilisées en interne pour développer l’organisation, l’efficacité, l’expérience utilisateur des clients et la qualité de vie des salariés.
Henri Verdier : Et dans un monde où l’économie se géolocalise, fonctionne de plus en plus en temps réel et apprend à utiliser les big data, ces données revêtent un caractère particulièrement important.
Fournir aux utilisateurs des informations et des outils pour faciliter, planifier et maîtriser leur mobilité.
– Francis Jutand
Francis Jutand : Oui, et l’ouverture de ces données permet de répondre à plusieurs enjeux. Le premier est de fournir aux utilisateurs des informations et des outils pour faciliter, planifier et maîtriser leur mobilité. Le deuxième est de développer un écosystème d’entreprises innovantes et compétitives dans la production et la valorisation de ces services.
Enfin, le troisième enjeu qui doit nous pousser à agir rapidement est de conserver les moyens de la souveraineté par rapport aux grandes plateformes mondiales, à la fois en matière d’économie, d’innovation et d’usages. La souveraineté, ce n’est pas construire « des lignes Maginot » qui seront dépassées par les données produites avec des smartphones. C’est innover avant les autres.
Henri Verdier : Oui, on voit cela dans beaucoup de secteurs. L’une des raisons paradoxales pour lesquelles il faut ouvrir ses données est que c’est souvent le seul moyen d’éviter d’être décrit par des données produites et conservées par d’autres. Avant l’application communautaire de navigation Waze, peu d’opérateurs de transport pensaient que l’on pourrait connaître le trafic des villes avec une simple application smartphone.
LE RAPPORT SUR L’OUVERTURE DES DONNÉES DE TRANSPORT A ÉTÉ PUBLIÉ EN MARS 2015. QUELS EN SONT LES PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS ?
Francis Jutand : L’un des points fondamentaux a été le constat qui s’est progressivement imposé : le « système de transport » devait être pensé comme un tout. Ainsi, tous les raisonnements fondés sur une distinction trop rigide entre public et privé, service public et service marchand, etc., empêchaient de trouver le bon équilibre. Concrètement, il faut une politique de la donnée de transport, au-delà de l’ouverture des données publiques de transport. Pour ce faire, nous avons dû forger la notion de « données d’intérêt général » pour désigner les données de transport qui devaient être accessibles à tous et réutilisables.
Henri Verdier : Cette notion de « données d’intérêt général » est très importante. Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, a annoncé son intention de l’insérer dans le projet de loi sur le numérique. L’exemple du transport est l’un des cas d’illustration évidente du besoin de penser ce type de données.
Les entreprises de transport doivent de toute urgence comprendre l’importance des données dans leur propre stratégie et s’engager dans une politique offensive d’innovation et d’expérimentation.
– Francis Jutand
Francis Jutand : Un deuxième constat a été la nécessité de ne pas s’enfermer dans des débats français. Il faut tenir compte d’un contexte européen : il existe des directives sur les données de transport, appliquées aux données de sécurité, avec des discussions en cours qui ont pour objet de favoriser l’intermodalité - le fait de conjuguer successivement plusieurs moyens de transport. Il faut également tenir compte du mouvement mondial d’ouverture des données.
Le troisième enseignement est que les entreprises de transport doivent de toute urgence comprendre l’importance des données dans leur propre stratégie et s’engager dans une politique offensive d’innovation et d’expérimentation. C’est le meilleur moyen de résister au danger de captation et d’intermédiation des grandes plateformes. Elles doivent aborder cela dans un esprit d’écosystème ouvert aux startups, PME et autres partenaires.
Henri Verdier : Effectivement, de nombreux opérateurs de transport craignent un « effet Booking », en se souvenant de la facilité avec laquelle cet opérateur de voyages et de réservations en ligne s’est interposé entre les hôtels et leurs clients. Nous sommes conscients que ce risque existe. Simplement, la fermeture n’est pas une protection contre ce risque. Preuve en est, il n’y avait pas d’open data de l’hôtellerie, et Booking a tout de même vu le jour.
LES TRAVAUX ONT ASSOCIÉ DE NOMBREUX ACTEURS DES TRANSPORTS ET DE L’OUVERTURE DES DONNÉES. COMMENT SE SONT-ILS DÉROULÉS ?
Francis Jutand : Dès le départ, nous avons senti que le débat ne démarrait pas sur un terrain vierge et qu’il y avait à la fois de l’ouverture et beaucoup de craintes. C’est en développant une vision systémique globale et en situant les enjeux dans un cadre européen et international que les partenaires, tout en gardant certaines formes de réserve, ont joué le jeu de l’élaboration de solutions d’avenir. A cet égard, le débat sur l’ouverture des données de transport a été un jeu de démocratie, utile pour le secteur des transports, qui pourrait contribuer utilement au déroulement d’autres débats
On mesure les bénéfices de voir les acteurs s’accorder sur un diagnostic, préciser leurs concepts respectifs, s’accorder sur un vocabulaire partagé.
– Henri Verdier
Henri Verdier : Ces débats thématiques ont fait partie de la feuille de route du gouvernement français pour l’open data et le gouvernement ouvert, et ont été décidés il y a deux ans en comité interministériel pour la modernisation de l’action publique (CIMAP). Plusieurs d’entre eux ont donné lieu à un travail approfondi, notamment en matière de santé ou de logement. Les effets de ces débats, quand ils sont construits dans la durée, sont extrêmement positifs. Avant même leurs conclusions, on mesure les bénéfices de voir les acteurs s’accorder sur un diagnostic, préciser leurs concepts respectifs, s’accorder sur un vocabulaire partagé. On voit souvent aussi des acteurs infléchir leur stratégie. Nous n’excluons pas de lancer de nouveaux débats avec les ministères qui le souhaitent.
- A lire aussi, sur le blog d’Etalab : Remise officielle du rapport sur l’ouverture des données de transport